La manière dont le régime français a été établi en Algérie au cours des années 1830-47 a jeté les bases d’un modèle de régime que l’Algérie française conservera jusqu’à l’indépendance. Elle était caractérisée par une tradition de violence et d’incompréhension mutuelle entre les gouvernants et les gouvernés ; l’homme politique et historien français Alexis de Tocqueville a écrit que la colonisation avait rendu la société musulmane plus barbare qu’elle ne l’était avant l’arrivée des Français. Il y avait une absence relative de médiateurs autochtones bien établis entre les dirigeants français et la population de masse, et une population de colons français en constante augmentation (les colons, également appelés pieds noirs) exigeait les privilèges d’une minorité dirigeante au nom de la démocratie française. Lorsque l’Algérie finit par faire juridiquement partie de la France, cela ne fit qu’accroître le pouvoir des colons, qui envoyèrent des délégués au Parlement français. Ils représentaient environ un dixième de la population totale de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin de la domination française.
La domination des colons sur l’Algérie n’a cependant pas été assurée avant la chute de Napoléon III en 1870 et l’avènement de la Troisième République en France. Jusqu’à cette date, l’Algérie est restée largement sous administration militaire, et le gouverneur général de l’Algérie était presque invariablement un officier militaire jusque dans les années 1880. La plupart des Algériens – à l’exception des colons – étaient soumis à l’autorité d’officiers militaires organisés en Bureaux arabes, dont les membres étaient des officiers ayant une connaissance intime des affaires locales et de la langue du peuple, mais sans intérêt financier direct dans la colonie. Les officiers, par conséquent, sympathisaient souvent avec les perspectives des personnes qu’ils administraient plutôt qu’avec les exigences des colons européens. Le paradoxe de l’Algérie française était que le régime despotique et militaire offrait aux Algériens autochtones une meilleure situation que le gouvernement civil et démocratique.
Un programme à grande échelle de confiscation des terres cultivables, après que la résistance ait été écrasée, a rendu la colonisation possible. La colonisation de colons était d’origine européenne mixte – principalement espagnole dans et autour d’Oran et française, italienne et maltaise dans le centre et l’est. La présence des colons non français a été officiellement considérée avec inquiétude pendant un certain temps, mais l’influence de l’éducation française, l’environnement musulman et le climat algérien ont fini par créer chez les non-Français un sentiment subnational européen-algérien. Celui-ci aurait probablement abouti, à terme, à un mouvement de création d’un État indépendant si l’Algérie avait été située plus loin de Paris et si les colons n’avaient pas craint la force potentielle de la majorité musulmane.
Après le renversement du régime de Louis-Philippe en 1848, les colons parviennent à faire déclarer le territoire français ; les anciennes provinces turques sont transformées en départements sur le modèle français, tandis que la colonisation progresse avec une énergie renouvelée. Avec l’instauration du Second Empire français en 1852, la responsabilité de l’Algérie est transférée d’Alger à un ministre à Paris, mais l’empereur, Napoléon III, revient rapidement sur cette disposition. Tout en exprimant l’espoir qu’un nombre accru de colons garderait à jamais l’Algérie française, il déclara également que le premier devoir de la France était envers les trois millions d’Arabes. Il déclara, avec une grande exactitude, que l’Algérie n’était « pas une province française, mais un pays arabe, une colonie européenne et un camp français. » Cette attitude a suscité certains espoirs parmi les Algériens, mais ils ont été détruits par la chute de l’empereur en 1870. Après la défaite de la France dans la guerre franco-allemande, les colons ont le sentiment de pouvoir enfin gagner des terres. Encouragés par cela et par des années de sécheresse et de famines, les Algériens s’unirent en 1871 sous Muḥammad al-Muqrānī dans le dernier grand soulèvement de Kabylie. Sa répression brutale par les forces françaises a été suivie de l’appropriation d’une autre grande portion de territoire, qui a fourni des terres aux réfugiés européens d’Alsace. De nombreuses terres ont également été acquises par les Français grâce à des failles dans les lois initialement conçues pour protéger les propriétés tribales. Parmi celles-ci, il convient de citer le sénatus-consulte de 1863, qui a morcelé les terres tribales et permis aux colons d’acquérir de vastes zones autrefois protégées par le droit tribal. Suite à la perte de ce territoire, les paysans algériens se sont déplacés vers des terres marginales et à proximité des forêts ; leur présence dans ces zones a déclenché la dégradation environnementale généralisée qui affecte l’Algérie depuis lors.
Il est difficile de mesurer en termes humains les pertes subies par les Algériens durant les premières années de l’occupation française. Les estimations du nombre de ceux qui sont morts de maladie et de famine et comme résultat direct de la guerre pendant les premières années de la colonisation varient considérablement, mais les plus fiables indiquent que la population indigène de l’Algérie a diminué de près d’un tiers dans les années entre l’invasion française et la fin des combats au milieu des années 1870.
Graduellement, la population européenne a établi une domination politique, économique et sociale presque totale sur le pays et ses habitants indigènes. Dans le même temps, de nouvelles lignes de communication, des hôpitaux et des services médicaux, ainsi que des établissements d’enseignement sont devenus plus largement accessibles aux Européens, bien qu’ils aient été dispensés dans une mesure limitée – et en langue française – aux Algériens. Les colons possédaient la plupart des habitations occidentales, des fermes de style occidental, des commerces et des ateliers. Seule l’éducation primaire était accessible aux Algériens, et seulement dans les villes, et les perspectives d’éducation supérieure étaient limitées. Parce que l’emploi était concentré principalement dans les établissements urbains, le sous-emploi et le chômage chronique touchaient de manière disproportionnée les musulmans, qui vivaient principalement dans les zones rurales et semi-rurales.
Pour les Algériens, le service dans l’armée française et dans les usines françaises pendant la Première Guerre mondiale a été une expérience révélatrice. Quelque 200 000 ont combattu pour la France pendant la guerre, et plus d’un tiers des Algériens de sexe masculin âgés de 20 à 40 ans résidaient en France pendant cette période. Lorsque la paix est revenue, quelque 70 000 Algériens sont restés en France et, en vivant frugalement, ont pu faire vivre plusieurs milliers de leurs proches en Algérie.