L’édition originale du Guide culinaire d’Escoffier est parue en 1903. Les chefs en France aujourd’hui, y compris certains des critiques les plus sévères d’Escoffier, utilisent le Guide de temps en temps pour rechercher une recette spécifique. Aucun ne le considère comme le traité complet de la pratique qu’il était autrefois. Le Coulibiac au saumon et d’autres horreurs y figurent, et il est facile, aujourd’hui, de lever un sourcil devant la quantité de farine ou de jaunes d’œufs dans les sauces et autres préparations. Mais ceux qui prennent le temps de lire le Guide, en particulier les premiers chapitres sur les opérations de base, sont récompensés par une impression beaucoup plus positive. Le langage formel comporte quelques phrases bien tournées. (Cela peut être l’œuvre de Philéas Gilbert ou d’Émile Fétu, les deux principaux co-auteurs d’Escoffier dans le Guide). Il y a beaucoup de bon sens. Escoffier dénonce l’expression cynique « La sauce fait passer le poisson », qui signifie qu’une bonne sauce sauvera un poisson douteux. Il prône un artisanat de haut niveau : « L’ouvrier soucieux du succès portera donc naturellement son attention sur la préparation irréprochable de son stock, et pour atteindre ce résultat, il trouvera nécessaire non seulement d’utiliser les produits les plus frais et les plus fins, mais aussi d’exercer le soin le plus scrupuleux dans leur préparation, car, en cuisine, le soin est la moitié de la bataille. »
De nombreux principes et techniques sont expliqués avec sensibilité. La section sur les œufs cite l’écrivain Monselet, qui appelait les œufs les Protée de la cuisine en raison de leur polyvalence caméléon. L’omelette est décrite comme « des œufs brouillés dans une couche composée d’œufs coagulés ». La sauce brune de base, épaissie par le roux, et les classiques viandes de force liées à la panade apparaissent, bien sûr, mais Escoffier prédit une évolution vers un jus de veau lié plus délicat et une farce mousseline sans farine. Pour les rôtis, il préconise de simplement déglacer la poêle, ne serait-ce qu’avec de l’eau. Cela contraste avec l’opinion ultérieure selon laquelle l’ajout de tout autre liquide que du vin ou du bouillon était un péché mortel. Escoffier se préoccupe beaucoup plus des saveurs et des textures que les chefs-auteurs laconiques du XIXe siècle Jules Gouffé et Urbain Dubois, qui ont écrit des livres aussi complets. Escoffier n’est nulle part plus moderne que dans sa discussion sur la gélatine. Il est catégorique sur le fait que l’aspic ne doit pas être un cauchemar caoutchouteux, mais qu’il doit être aussi fondant que possible, idéalement envoyé à la table à moitié dressé dans une saucière.
Escoffier écrivait à Londres, et un certain nombre de recettes anglaises apparaissent dans le Guide. Son introduction remercie poliment les gastronomes anglais pour leur accueil bienveillant de sa cuisine, mais il fait preuve de mépris pour les habitudes alimentaires anglaises. Il qualifie les saveurs d' »hérésie » et veut les éliminer. Il est révélateur que sa femme et ses enfants aient vécu en France pendant les 30 années où son travail l’a retenu presque entièrement à Londres. Le Guide contient des commentaires poivrés sur les classes supérieures anglaises : « C’est une manie de plus en plus commune chez les personnes d’une richesse démesurée d’exiger sans cesse des plats nouveaux ou soi-disant nouveaux. Parfois, la demande vient d’un hôte dont la table luxueuse a épuisé toutes les ressources du répertoire du cuisinier moderne, et qui, ayant pris part à toutes les délicatesses, et souvent trop de bonnes choses, cherche anxieusement de nouvelles sensations pour son palais blasé. »
Escoffier, malgré ses vêtements et son comportement élégants, semble ne jamais avoir oublié ses origines. Quelques plats rustiques, comme le cassoulet, figurent dans le Guide, et une curiosité est une courte section consacrée à sept soupes provençales, qui n’apparaissent pas dans les éditions anglaises. Elles sont traditionnelles, rustiques, à base d’eau – complètement en dehors de la tradition classique.
Il semble ironique qu’au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, Escoffier ait acquis une réputation de recettes lamentables, et la cause peut être l’un des deux modestes manuels professionnels. Des années avant de produire le Guide, Escoffier a commencé un recueil du répertoire classique, écrit en sténographie culinaire, destiné à être utilisé par les cuisiniers et les serveurs comme un rappel des milliers de recettes alors en usage. Il abandonne le projet, qui est repris et achevé par un maître d’hôtel nommé Pierre Dagouret, et pendant des années, « le petit Dagouret » est utilisé par le personnel de salle. Puis, en 1914, deux chefs cuisiniers, Gringoire et Saulnier, publient un ouvrage similaire. Intitulé Le Répertoire de la cuisine, il est dédié à Escoffier, et ce manuel devient rapidement indispensable aux cuisiniers professionnels. Conscients des limites de leur livre, les auteurs recommandent à leurs lecteurs de ne pas abandonner le Guide. Mais c’est exactement ce qui s’est passé. Lorsque je suis passé brièvement dans les cuisines françaises il y a 35 ans, j’ai souvent entendu Le Répertoire de la cuisine de Gringoire et Saulnier être appelé « L’Escoffier ».
Ce n’était pas une bonne chose. La forme abrégée du Répertoire faisait apparaître la cuisine classique d’autant plus rigide, un système aux pièces interchangeables comme une sorte de jeu de Lego limité. La recette de la sole Bercy est la suivante : « Pocher avec des échalotes et du persil haché. Egoutter. Réduire le liquide de cuisson. Terminer avec du beurre. Nap et glacer. » L’entrée pour la sole Boistelle dit : « Comme Bercy avec des champignons crus émincés. » La Bonne Femme est : « Comme la Boistelle avec une bordure de pommes de terre. » Bréval est : « Bonne Femme avec des tomates coupées en morceaux. » Le Répertoire, qui est toujours en cours d’impression, a figé la cuisine classique dans le moment qui précède la Première Guerre mondiale. La brièveté du livre ne laissait aucune place à la nuance, et il ne suivait aucune des prédictions du maître. Surtout, il ne contient pas les explications de goûts et de textures que l’on trouve dans le Guide. Ainsi, un manuel professionnel, omniprésent dans le métier et presque inconnu en dehors, a peut-être ruiné la réputation d’Escoffier et une grande partie de la cuisine française avec lui.
Le Guide culinaire était vraiment destiné à être, comme il a été d’abord intitulé en anglais, « a guide to modern cookery. » Escoffier disait dans ses mémoires qu’à une époque « où tout change de l’intérieur et se transforme de l’extérieur, il serait absurde de prétendre fixer l’avenir d’un art qui réagit à la mode de tant de façons et qui est aussi instable que lui. » Malheureusement et inexplicablement, bien qu’Escoffier ait vécu 35 ans de plus, il n’a guère changé dans le Guide qui comptait. Mais il aurait sûrement été étonné d’apprendre que son livre a contribué à maintenir l’alimentation sérieuse dans une ornière pendant 70 ans et qu’il en serait tenu personnellement responsable. À l’époque de la publication du Guide, Londres était un centre de grande cuisine française qui attirait d’importants chefs de France. Dans les années 1960, les cuisiniers français qui arrivaient au Savoy ou au Connaught trouvaient un niveau de classicisme qui n’existait plus en France, une stagnation sûrement liée à l’absence de cuisine nationale en Angleterre. Ce qui comptait, c’était le respect de la tradition et l’adhésion tenace aux règles. (J’en ai ressenti la force en 1977 lorsque j’ai rencontré Silvino Trompetto, le chef du Savoy. Il était incrédule à l’idée que j’aille à Lyon pour apprendre le métier plutôt que de rester à Londres, et il a essayé de me convaincre de ne pas y aller.)
En France, pendant ce temps, les choses avaient évolué. La nourriture régionale n’a jamais été dédaignée. Les chefs du début du XXe siècle, comme Fernand Point et Alexandre Dumaine, ont appris les principes classiques, puis sont retournés dans leur région d’origine pour les appliquer aux spécialités locales. Les chefs de la Nouvelle Cuisine, eux aussi, avaient appris tous les classiques. De même qu’un musicien de jazz ne regrette pas les nombreuses heures passées dans sa jeunesse à apprendre des morceaux classiques, ces chefs, qu’ils se débarrassent de certaines choses ou qu’ils s’en inspirent, en ont toujours profité. La Nouvelle Cuisine a suscité beaucoup de prise de conscience et d’énergie, mais la situation n’a jamais été aussi simple que celle de l’ancien contre le nouveau. Gault et Millau et la bande à Bocuse ont exagéré le radicalisme du nouveau style pour attirer l’attention sur eux. En 1980, j’ai vu Jean Delaveyne, l’un des pères de la Nouvelle Cuisine – mentor de Michel Guérard et plus tard de Joël Robuchon – se réjouir d’un apprenti qui préparait du bœuf à la mode exactement comme indiqué dans le Guide.●
Du numéro 60
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