Ce n’est que récemment — et miraculeusement — qu’une nouvelle cachette de matériel est apparue, des fragments de 113 lettres que de nombreux érudits pensent qu’Abelard et Héloïse ont échangé avant la castration d’Abelard. Copiées au XVe siècle par un moine nommé Johannes de Vespria, découvertes en 1980 par Constant J. Mews et finalement publiées sous le titre « Les lettres d’amour perdues d’Héloïse et d’Abélard », ces missives brèves mais éloquentes présentent deux personnes qui rivalisent – sans timidité ni stéréotype de genre – pour se surpasser dans les expressions d’adoration. La femme s’adresse à l’homme en disant : « A une rose rougeoyante sous la blancheur immaculée des lys ». « À son joyau, plus agréable et plus splendide que la lumière actuelle », l’homme s’adresse à la femme. Les lettres ont déclenché une nouvelle tempête d’intérêt pour le couple ; c’est à cela que l’on doit la biographie du cinéaste britannique James Burge, « Abelard et Héloïse »
Burge passe beaucoup de temps à gloser sur la nouvelle correspondance — malheureusement, en la banalisant plutôt qu’en l’éclairant. « Cela sonne aux oreilles modernes comme une promesse de sexe », nous dit-il à un moment donné, puis il s’empresse d’expliquer : « La question de savoir quand exactement ils ont consommé leur amour pour la première fois attend une érudition plus assidue. » Étant donné que les spécialistes se disputent encore sur la date de naissance d’Héloïse (on estime qu’elle avait entre 15 et 27 ans au moment de sa rencontre avec Abélard, qui aurait eu la trentaine), vous ne devriez pas retenir votre souffle en attendant ce fait d’or. Mais ce qui manque vraiment à la biographie de Burge, c’est une oreille pour le lyrisme de la correspondance de ses sujets, une sensation du mystère de leur lien.
Le roman d’Antoine Audouard « Adieu, mon unique » ne s’inspire pas explicitement des nouvelles lettres, mais il est sensiblement plus fidèle à leur esprit. Il présente également un schéma narratif ingénieux : l’histoire est racontée du point de vue d’un étudiant errant, Guillaume, qui tombe amoureux d’Héloïse en même temps qu’il devient le disciple d’Abélard. Lorsqu’il a survécu à l’un et à l’autre, à la fin du récit, on découvre un lien encore plus étroit.
Audouard, ancien directeur des éditions Laffont-Fixot, évoque avec des détails grinçants et poétiques les rues du Paris du XIIe siècle (où le narrateur nous dit avoir « trébuché sur un cochon »). Il est également très doué pour rendre compte du processus d’engouement : Guillaume tombe amoureux d’Héloïse lorsqu’elle perd connaissance dans une foule : « Je ne suis pas fort. Je n’ai jamais porté une femme », s’émerveille-t-il. Et pourtant, il le fait, et se jette même sur la fleur tombée de ses cheveux. « Quelques pétales écrasés » sont tout ce qui reste, cependant, quand il ouvre son « poing serré » – un avant-goût de ce qui arrive quand on saisit trop fermement ce qu’on aime.
Mais Audouard passe trop de temps seul avec William – à construire des églises, à nettoyer des grilles, à se faire des amis – et nous n’aimons pas être éloignés des amoureux. Mais là encore, quiconque écrit sur Abélard et Héloïse doit rivaliser avec sa propre éloquence. Les premières lettres sont si claires et si belles qu’elles peuvent être lues seules, sans gloses anachroniques ni superstructures fictives. Comme les lettres plus tardives – récemment réimprimées dans un volume édité par le médiéviste britannique et biographe d’Abélard Michael Clanchy – elles rayonnent. Ensemble, elles préservent le mythe d’un couple brillant, persécuté par l’autorité et traqué par les circonstances mais fidèle l’un à l’autre, prêt à tous les sacrifices, passionné jusque dans la tombe.
C’est un mythe puissant et nécessaire — mais c’est un mythe. La réalité de l’histoire d’Abélard et Héloïse n’est peut-être pas moins émouvante, mais elle est moins que parfaite. On pourrait dire, tout d’abord, que leur relation était déjà sur le déclin au moment où Abélard a été castré. Et que la vengeance de Fulbert a eu lieu parce qu’Abélard n’était pas suffisamment, et non pas excessivement, proche de sa nièce. Héloïse vivait déjà dans un couvent au moment de la mutilation d’Abélard — pas en tant que nonne, mais néanmoins sous la protection des religieuses. En apparence, il s’agissait d’une tactique visant à préserver le secret de leur mariage ; pour Fulbert, cependant, cela a pu suggérer qu’Abélard avait l’intention de se débarrasser de sa femme. Est-ce ce que cela signifiait pour elle ? L’arrangement, en tout cas, n’était ni idéal ni particulièrement galant, et les visites d’Abélard se faisaient de moins en moins fréquentes : » Vous attristez mon esprit « , écrit Héloïse dans la dernière de ses premières lettres.
Est-il possible que le crime de Fulbert ait sauvé plutôt que coulé la passion des amants ? Qu’en transformant Abélard en martyr romantique au moment même où son intérêt faiblissait, Fulbert ait revigoré la loyauté d’Héloïse et donné à Abélard une excuse pour l’ignorer sans reproche ?
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