Comme annoncé dans le post précédent, il y aura désormais de temps en temps des posts écrits par des chercheurs invités, junior et senior. Ce billet a été écrit par Leonardo Ridolfi de l’IMT School for Advanced Studies, Lucca. Vous pouvez trouver le document de travail le plus récent de Leonardo ici.

L’économie française dans la longue durée. Une étude sur les salaires réels, les journées de travail et les performances économiques de Louis IX à la Révolution (1250-1789)

Ce travail comble une lacune dans la littérature concernant les niveaux de vie dans la France préindustrielle.

Alors que traditionnellement la recherche avait un caractère éminemment localisé, se concentrant sur l’expérience de régions spécifiques ou ce que l’on pourrait appeler « l’économie locale », encore à ce jour, il n’y a pas de compréhension consolidée de l’évolution à long terme des salaires et des prix dans une perspective nationale plus large.

Bâtissant et améliorant les précieuses contributions offertes par les nombreux compilateurs de données sur les salaires et les prix en France, cette étude est une tentative de fournir une solide caractérisation empirique des principaux agrégats macroéconomiques de la France préindustrielle et de tracer les principaux contours de la croissance économique du pays depuis la phase de formation initiale de l’État jusqu’à la Révolution.

Pénétrant dans le vaste ensemble de sources primaires secondaires et imprimées, la première section présente de nouvelles séries de salaires réels pour les travailleurs masculins de l’agriculture et de la construction en France de 1250 à 1789 (maintenant mis à jour jusqu’en 1860) suivant la méthodologie du panier de base d’Allen (2001).

L’analyse a mis en évidence trois questions principales.

Premièrement, nos séries offrent peu de soutien à l’argument selon lequel il y avait des améliorations appréciables à long terme du niveau de vie des salariés français avant la Révolution industrielle. En effet, les salaires réels n’ont affiché aucune amélioration tendancielle substantielle entre le treizième et le milieu du dix-neuvième siècle.

Deuxièmement, les estimations révèlent que la période 1350-1550 a vu la montée et la consolidation d’un écart de salaire réel entre la France et l’Angleterre ainsi que d’autres grandes villes européennes. Encore dans la décennie précédant la peste noire, l’écart de salaire réel entre les travailleurs français et anglais du secteur de la construction était remarquablement faible. Un siècle plus tard, dans les années 1450, les ouvriers français du bâtiment avaient un revenu inférieur d’environ 25 à 40 pour cent à celui de leurs homologues européens.

En comparant les salaires réels des agriculteurs français à ceux de leurs homologues anglais, j’ai trouvé un schéma similaire et peu de traces d’un « âge d’or » français du travail. En effet, après une première phase d’expansion rapide à la suite de la peste noire, dans les années 1370, les salaires réels ont augmenté moins et pendant une période plus courte qu’ailleurs en Europe où les gains de bien-être se sont consolidés presque jusqu’aux années 1450. A un niveau plus désagrégé, des tendances similaires sont perceptibles en comparant Paris à Londres.

Dans un premier temps, j’ai décomposé les causes immédiates de cet écart entre les prix et les salaires. J’ai constaté que la France et l’Angleterre ont connu des tendances déflationnistes similaires entre les années 1370 et les années 1450. Pourtant, c’est la baisse des salaires d’argent français (apparemment entraînée par la chute de la production et la réduction de la demande de main-d’œuvre, en particulier pendant les pires phases de la guerre de Cent Ans) et l’augmentation contemporaine des salaires anglais, qui expliquent le cycle malthusien « amorti » des salaires réels en France, par opposition au cycle malthusien « complet » connu par l’Angleterre et l’Italie centrale-nord.

Figure 1 : Salaires réels

Notes et sources : Ouvriers français : cette étude (version actualisée de la thèse). Angleterre : Clark (2005).

Enfin, même si les données démographiques antérieures aux années 1550 sont fragmentaires, il est possible de soutenir, en cohérence avec l’interprétation malthusienne, que la dynamique entre salaire réel et population était caractérisée par une relation inverse durable. Néanmoins, bien que ce mécanisme semble se maintenir en général, on peut détecter un affaiblissement de la relation inverse au moins à partir du milieu du XVIIe siècle. En effet, la longue phase d’expansion démographique qui a amené la population à presque tripler entre les années 1600 et le milieu du XIXème siècle, s’est accompagnée d’une légère diminution ou d’une stagnation substantielle des salaires réels.

La deuxième section fournit une caractérisation générale du temps de travail dans l’Europe préindustrielle en se concentrant sur trois dimensions du temps : l’année de travail calendaire correspondant à l’année civile nette des jours fériés et des festivités religieuses ; l’année de travail effective et l’année de travail implicite définie comme le nombre annuel de jours de travail requis par un homme soutien de famille pour subvenir aux besoins d’une famille théorique de cinq composantes (Allen et Weisdorf 2011).

En raison du manque de preuves convaincantes sur l’intensité du travail pour les travailleurs employés dans l’agriculture, j’ai examiné l’expérience des travailleurs de la construction sur le site fournissant de nouvelles estimations des tendances de l’année de travail calendaire, réelle et implicite en France et en Angleterre du XIVe au XVIIIe siècle.

En analysant l’évolution conjointe de ces trois dimensions du temps et en comparant les modèles de changement de l’utilisation du temps, et leur réponse aux variations des conditions institutionnelles et de marché, j’ai identifié deux régimes distincts d’industrialisation caractérisant la France et l’Angleterre à l’ère préindustrielle.

En France, le nombre annuel de jours requis par un soutien de famille masculin pour subvenir aux besoins de sa famille (l’année de travail implicite) était supérieur au nombre réel de jours travaillés par an, ce qui signifie que la participation des femmes et des enfants à la population active ainsi que la présence de sources supplémentaires de revenus non liés au travail étaient nécessaires pour assurer les niveaux de consommation de base. Cela implique que les expansions de l’offre de travail ont été principalement motivées par la hausse de l’inflation et les difficultés économiques (figure 2).

Figure 2 : Le cas français

Sources : Calendrier, année de travail effective et implicite : cette étude.

Notes : Surplus (déficit) de facteur travail : La différence positive (négative) entre l’année de travail réelle et l’année de travail implicite (zone ombrée).

En revanche, j’ai trouvé des preuves de l’existence de deux phases au cours desquelles les travailleurs réguliers anglais de la construction ont fourni plus de jours de travail au marché que ce qui était requis par la subsistance de base des ménages (figure 3).

Le premier épisode s’est produit entre 1400 et 1500, tandis que le second correspond à la révolution industrieuse décrite à l’origine par De Vries (2008).

Plusieurs hypothèses sont discutées pour éclairer l’origine de ces phases de surplus de main-d’œuvre et leurs implications sur la structure de la consommation et de la production. Ces épisodes diffèrent de deux façons fondamentales.

Premièrement, ils sont issus de dynamiques différentes.

En effet, l’épisode d’apport de main-d’œuvre excédentaire localisé par De Vries dans l’Angleterre du XVIIe siècle et les Pays-Bas, a dérivé d’une recrudescence des charges de travail réelles et d’une baisse contemporaine des exigences de travail nécessaires à la subsistance de la famille dans un contexte d’expansion progressive de la frontière des possibilités de travail.

La sagesse reçue suggérerait que les travailleurs auraient dû compenser totalement (ou en grande partie) les augmentations post-plague des taux de salaire réels en réduisant l’offre de travail d’approximativement le même montant en consommant une proportion considérable de leur pouvoir d’achat accru sous forme de loisirs (Blanchard 1994). Cependant, la charge de travail réelle a diminué beaucoup moins que ce qu’impliquait l’augmentation contemporaine des taux de salaire réels. Cet ajustement incomplet, qui reflète une offre de travail plutôt inélastique des travailleurs de la construction, pourrait dépendre de deux facteurs principaux.

Premièrement, l’existence d’exigences techniques et de cadres institutionnels, y compris le rythme du processus de construction, les repos dictés par l’année civile de travail ainsi que les schémas de recrutement des entrepreneurs et les formes organisationnelles des entrepreneurs, ont limité les réductions volontaires des charges de travail réelles.

Deuxièmement, la réponse incomplète des charges de travail réelles pourrait refléter la montée d’une nouvelle attitude envers une consommation de plus haute qualité de la part d’une part croissante de travailleurs (apparemment qualifiés et urbains) qui « imitait la petite noblesse » (Dyer 1988).

À cet égard, ces épisodes ont eu des implications différentes sur la relation entre l’offre de travail, la consommation et la production.

En effet, la phase d’offre de travail excédentaire dans l’Angleterre du XVIIe siècle était apparemment liée à une révolution de la consommation (Allen et Weisdorf 2011) et pouvait être considérée comme une transition du faisceau de consommation traditionnel vers un faisceau plus large et plus moderne qui incluait les produits coloniaux et les luxes (De Vries 2008).

L’épisode du surplus de main-d’œuvre dans l’Angleterre médiévale tardive n’a pas été marqué par l’entrée d’un plus grand nombre et de nouveaux articles dans le panier, mais semble s’être déroulé parallèlement à une relocalisation des choix de consommation dans l’horizon de la consommation traditionnelle qui reflétait les changements structurels de l’économie après la peste noire et l’aspiration d’une part croissante de la population à des normes alimentaires plus élevées, moins dépendantes des aliments à base de céréales et de moindre qualité (Dyer 1988).

Du point de vue de la production, alors que la phase de surplus de main-d’œuvre du XVIIe siècle a vu l’essor et la consolidation de nouveaux secteurs en dehors de l’agriculture, le premier épisode (apparemment non causé mais) a coïncidé dans le temps avec un déplacement de l’agriculture des grandes cultures vers les pâturages. Ce processus est cohérent avec un grand nombre de preuves empiriques documentant les changements dans les régimes alimentaires au cours des quatorzième et quinzième siècles.

Figure 3 : Le cas anglais

Sources : Année civile : cette étude. Année de travail implicite : Allen et Weisdorf (2011). Année de travail réelle : Période 1300-1559 : cette étude. Entre 1560 et 1732, Clark et Van DerWerf (1998) et d’ici 1750 Voth (2001) comme indiqué dans le tableau 2 d’Allen et Weisdorf (2011).

Notes : Excédent (déficit) de facteur travail : La différence positive (négative) entre l’année de travail réelle et l’année de travail implicite (zone grisée).

Enfin, dans la dernière section, je présente de nouvelles estimations de la production agricole et totale par habitant en France entre 1280 et 1789 en utilisant l’approche de la demande. L’étude suggère que le PIB par habitant n’a affiché aucune amélioration tendancielle substantielle au cours de cette période. À la mort du roi Philippe le Bel en 1314, la France était une économie de premier plan en Europe et la production par habitant atteignait en moyenne 900 dollars par an. Près de cinq siècles plus tard, au début du XVIIIe siècle, ce seuil était largement inchangé et le PIB par habitant était légèrement supérieur à 1000 dollars, soit environ la moitié du niveau enregistré en Angleterre et dans les Pays-Bas (figure 4).

Ces estimations documentent quantitativement et dans l’ensemble ce qui n’était auparavant connu que qualitativement ou pour certaines régions par les travaux classiques de l’historiographie française (Goubert 1960 ; Le Roy Ladurie 1966) offrant ainsi un appui à la caractérisation par Le Roy Ladurie (1977) de l’économie française préindustrielle comme un système stagnant et sans croissance.

Néanmoins, le PIB par habitant était très volatile et a connu de multiples pics et creux alternant des phases de crise économique à des périodes d’expansion économique. Il s’agit notamment de l' »efflorescence » de la croissance économique qui a eu lieu entre les années 1280 et 1370 et de la tendance à la croissance depuis le milieu du XVIe siècle qui s’est déroulée parallèlement à la consolidation de l’État français et à l’ouverture de nouvelles routes commerciales de l’Europe vers l’Asie et les Amériques.

Dans l’ensemble, nos estimations suggèrent que l’évolution du PIB par habitant en France peut être convenablement interprétée comme un cas intermédiaire entre l’exemple réussi de l’Angleterre et des Pays-Bas et les modèles en déclin de l’Italie centrale-nord et de l’Espagne. N’étant ni un pays du sud ni un pays du nord, l’expérience de croissance de la France semble refléter cette hétérogénéité géographique.

Figure 4 : PIB par habitant en Europe

Sources : Angleterre : Broadberry et al. (2011) ; France : cette étude ; Pays-Bas : van Zanden et van Leeuwen (2012) ; Italie : Malanima (2011) ; Portugal : Palma et Reis (2016) ; Espagne : Álvarez-Nogal et Prados de la Escosura (2013) ; Suède : Schön et Krantz (2012).

Allen, Robert C. « La grande divergence des salaires et des prix européens du Moyen Âge à la Première Guerre mondiale. » Explorations en histoire économique 38, no. 4 (2001) : 411-447.

Allen, Robert C., et Jacob Louis Weisdorf.  » Y avait-il une ‘révolution industrieuse’ avant la révolution industrielle ? An empirical exercise for England, c. 1300-1830″. The Economic History Review 64, no. 3 (2011) : 715-729.

Álvarez-Nogal, Carlos, et Leandro Prados de la Escosura. « L’essor et la chute de l’Espagne (1270-1850) ». The Economic History Review 66, no 1 (2013) : 1-37.

Blanchard, Ian. Travail et loisirs en perspective historique, du treizième au vingtième siècle : Documents présentés à la session B-3a du onzième congrès international d’histoire économique, Milan, 12-17 septembre 1994. N° 116. F. Steiner, 1994.

Broadberry, Stephen et al. « British Economic Growth, 1270-1870 : An Output-Based Approach », London School of Economics, 2011. http://www2.lse.ac.uk/economicHistory/whosWho/profiles/sbroadberry.aspx.

Clark, Gregory, et Ysbrand Van Der Werf. « Work in progress ? La révolution industrieuse ». The Journal of Economic History 58, no. 3 (1998) : 830-843.

Clark, Gregory. « La condition de la classe ouvrière en Angleterre, 1209-2004 ». Journal of Political Economy 113, no 6 (2005) : 1307-1340.

De Vries, Jan. The industrious revolution : consumer behavior and the household economy, 1650 to the present. Cambridge : Cambridge University Press, 2008.

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Goubert, Pierre. Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 : contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIe siècle : atlas (cartes et graphiques). Paris : SEVPEN, 1960.

Le Roy Ladurie, Emmanuel. Les paysans de Languedoc. 2 vol. Paris : SEVPEN, 1966.

Le Roy Ladurie, Emmanuel.  » L’histoire immobile « . Histoire des sciences sociales 1, n° 2 (1977) : 115-136.

Malanima, Paolo.  » Le long déclin d’une économie de premier plan : Le PIB dans le centre et le nord de l’Italie, 1300-1913″. Revue européenne d’histoire économique 15, no 2 (2011) : 169-219.

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Schön, Lennart, et Olle Krantz. « L’économie suédoise au début de la période moderne : construction de comptes nationaux historiques ». Revue européenne d’histoire économique 16, no. 4 (2012) : 529-549.

Van Zanden, Jan Luiten, et Bas Van Leeuwen.  » Persistant mais pas cohérent : La croissance du revenu national en Hollande 1347-1807″. Explorations en histoire économique 49, no 2 (2012) : 119-130.

Voth, Hans-Joachim.  » Les années les plus longues : nouvelles estimations du facteur travail en Angleterre, 1760-1830 « . The Journal of Economic History 61, no. 4 (2001) : 1065-1082.

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